Document de Santa Marta

Le Comité de l’IS pour l’Amérique latine et la Caraïbe s’est réuni en Colombie, 7-8 mai 2004

"LES ACCOMPLISSEMENTS ET LES INSUFFISANCES DE LA DÉMOCRATIE"

L’Internationale Socialiste a été activement et efficacement solidaire de la cause du redressement démocratique et des partis politiques, membres du Comité de l’IS pour l’Amérique Latine et la Caraïbe, SICLAC, qui ont été les principaux protagonistes du processus qui a culminé avec l’installation de régimes démocratiques en Amérique latine et aux Caraïbes.

Dans ce sens, il est juste de reconnaître l’importance des succès obtenus. Aujourd’hui, la majorité des hommes et des femmes qui vivent sur ce continent élisent leurs autorités en participant à des élections justes et ont pu constater des avancées significatives dans le domaine des droits de la personne.

Tout ce qui a progressé ne doit cependant pas empêcher les citoyens et citoyennes d’analyser avec un esprit critique le développement des différents processus démocratiques car réfléchir et se corriger soi-même est une caractéristique exclusive de la démocratie.

S’il est vrai que la différence entre démocratie formelle et dictature peut être la différence entre la vie et la mort violente, il est également vrai qu’il faut ajouter à la première la recherche de l’égalité et les droits sociaux et humains de seconde génération, qui font la dignité de la personne humaine et sa propre citoyenneté.

Ces principes ont toujours été soutenus par l’Internationale Socialiste, et restent étroitement liés au danger croissant de voir la démocratie considérée comme "sans importance" et perdre ainsi ses fondements.

L’objectif central de la démocratie est l’extension des différents aspects de la citoyenneté, jointe à la capacité de l’Etat de résoudre les conflits de pouvoir dans la société. La démocratie a besoin d’options authentiques et du pouvoir pour les mener à bien, afin de prévenir la tendance croissante de la société à prendre ses distances par rapport au système démocratique.

La démocratie a besoin de la capacité institutionnelle et organisationnelle de l’Etat pour appliquer les décisions prises par la majorité. Cela implique que l’accès au pouvoir de l’Etat soit substantiel, c’est-à-dire, qu’il n’y ait pas, à l’intérieur des frontières nationales, d’autre organisation (officielle ou non) jouissant d’un pouvoir égal ou supérieur à celui de l’Etat.

L’importance de la démocratie pour les citoyens ne se limite pas au perfectionnement des mécanismes de représentation. C’est peut-être une condition nécessaire, mais de nouvelles voies sont également nécessaires pour nous rapprocher d’une démocratie participative, au sein de laquelle les organisations sociales puissent jouer un rôle plus important dans le processus démocratique.

Il est certain que les dictatures militaires d’Amérique latine et des Caraïbes ont été vaincues, mais il est nécessaire de rester vigilant parce que des mesures autoritaires sont encore prises parfois par certaines autorités nationales ou locales, et également par des facteurs de pouvoir qui s’imposent ou conditionnent la volonté souveraine des peuples. Il ne faut pas non plus perdre de vue le fait que le développement démocratique est inséparable du respect et du renforcement de l’Etat de droit et de l’ordre juridique international.

Il sera également nécessaire de résoudre le triste paradoxe que représente le fait que la majorité des pays de la région, qui ont des régimes "démocratiques", ont réussi à réduire d’une façon significative leurs indices respectifs de pauvreté ou d’indigence, alors que le fossé entre les riches et les pauvres s’est agrandi, et que la redistribution de la richesse est de plus en plus injuste.

Il ne s’agit pas nécessairement d’une absence de volonté ou d’engagement de changement des gouvernements ou des partis politiques qui agissent dans chacun des pays latino-américains et des Caraïbes. Le problème réside également dans l’incapacité des Etats à appliquer des politiques efficaces d’amélioration des conditions sociales, et plus spécialement à l’égard des plus démunis. Le problème est la capacité de pouvoir réel des démocraties.

 

Relation entre réformes démocratiques et réformes économiques

Le discours unique qui a prétendu s’imposer en Amérique latine et aux Caraïbes a soutenu que l’application de formules économiques déterminées était la seule façon de parvenir à la croissance économique. Le rôle à jouer par les gouvernements de la région consistait à diminuer l’ingérence de la politique et de l’Etat, y compris lors de la mise en œuvre des politiques.

Le Rapport présenté récemment par le PNUD présente un équilibre de ces réformes économiques qui constate que, malgré l’énorme avancée en matière électorale, et malgré le fait que la majorité des gouvernements ont appliqué les solutions "suggérées", la croissance du PIB a été minime, tout comme la réduction de la pauvreté, mais par contre l’inégalité et la précarité du travail ont augmenté.

Le contenu de ce rapport a été d’un grand intérêt pour illustrer le débat que les partis politiques membres du SICLAC ont promu depuis de nombreuses années dans leurs pays respectifs et dans la région, pour la construction de sociétés démocratiques plus libres et plus égalitaires.

Aujourd’hui le droit de vote universel est reconnu en Amérique latine sans aucune restriction significative. Mais l’application des réformes structurelles de l’économie a été soutenue. Comme l’a dénoncé depuis le SICLAC en de nombreuses occasions, il est évident que la majeure partie de la région a adopté la direction indiquée par ce qu’on a appelé le "Consensus de Washington". L’indice des réformes structurelles montre une application continue de ces réformes avec une moyenne entre 0 et 1, qui passe de 0,57 au cours des années 80, à 0,80 au cours des années 90. Cet indice se compose de cinq sous-indices, qui représentent les données relatives aux "politiques de commerce international", aux "politiques fiscales", aux "politiques financières", aux "privatisations", et à la "législation du travail".

La moyenne régionale du PIB per capita n’a pas varié d’une façon significative au cours des 20 dernières années. En 1980, alors que l’indice des réformes structurelles était de 0,549, le PIB per capita était de 3 739 US$. Vingt ans plus tard, après l’application des réformes, le PIB per capita était de 3 952 US$, une avancée peu importante si on tient compte des sacrifices qui ont dû être faits.

On a constaté une légère diminution des niveaux de pauvreté en termes relatifs. En 1990 le pourcentage pondéré de pauvres par rapport au volume de population représentait 46 pour cent; en 2001 ce pourcentage était descendu à 42,2 pour cent. Cependant, en termes absolus, le nombre d’habitants considérés en dessous du seuil de pauvreté a augmenté. En 1990, 190 millions de Latino-américains étaient pauvres. En 2001, avec une population de 496 millions d’habitants, le nombre de pauvres a augmenté, passant à 209 millions.

Les pourcentages d’inégalité n’ont pas diminué, ce qui apparaît dans le rapport entre les niveaux supérieurs et inférieurs de revenu. En 1990, le revenu des 10 pour cent de la population latino-américaine disposant de revenus très élevés représentait 25,4 fois le revenu de 10 pour cent de la population ayant les plus faibles revenus. En 1997 ce rapport avait augmenté et était passé à 26,4 fois le revenu des plus pauvres. En 2002, les 20 pour cent les plus riches de la population de la région recevait 54,24 pour cent des revenus, et les 20 pour cent très pauvres uniquement 4,71 pour cent. La région possède les niveaux d’inégalité les plus élevés du monde en matière de répartition du revenu.

Au cours des 15 dernières années, la situation du travail s’est détériorée dans presque toute la région. Le chômage et le désœuvrement ont considérablement augmenté. En outre, la protection sociale (santé, retraites et syndicalisation) des travailleurs a chuté. Ce fait, associé à une détérioration de la répartition des revenus et à une augmentation de la pauvreté, a constitué un environnement dont les effets auront des conséquences très négatives — et certaines inévitables - à moyen et long terme.

SICLAC insiste sur l’importance, pour les différents partis politique qui la composent, de participer, dans leurs cadres nationaux et régionaux à la promotion et à l’approfondissement des débats qui doivent les rapprocher du pouvoir réel de la démocratie en Amérique latine et aux Caraïbes, ainsi que des contenus et de l’importance de la politique et de ses institutions. Les limites et les préjudices constatés pendant l’avance du néo-libéralisme doivent être éliminés ; il faut discuter de l’Etat, de l’économie et de la mondialisation.

Il est indispensable de discuter du rôle de l’Etat dans le renforcement de la démocratie, c’est-à-dire, de la capacité effective dont doit bénéficier l’Etat et qui est une condition du développement et de l’expansion de la démocratie.

Il est faux de dire qu’il n’existe qu’une seule façon d’organiser les relations économiques dans une société démocratique. Il est nécessaire de revoir l’économie à partir de la démocratie, en soulignant qu’il existe différentes politiques économiques et que chacune d’elles a un impact sur le développement démocratique. Les questions relatives à l’économie doivent être incluses dans la politique.

La pauvreté et l’inégalité représentent un défi pour la démocratie et la politique, et l’on ne peut pas les considérer uniquement comme des problèmes de société qui pourront être résolus un jour par l’économie. Celui qui est pauvre en termes matériels a également des difficultés à faire valoir ses autres droits.

L’importance de l’asymétrie des forces ne devra pas conduire, cependant, à la résignation face à la mondialisation non-solidaire. Il est indispensable de récupérer la capacité de définir des politiques autonomes, et dans ce sens, il est nécessaire de réaffirmer la volonté d’intégration politique régionale, car l’action isolée de la majeure partie des Etats nationaux latino-américains est insuffisante pour influencer, contrôler, réglementer ce processus ou en bénéficier ou pour résister à ses tendances.

 

Les négociations de l’ALCA

Il faut avant tout prendre conscience du fait que la constitution de l’ALCA est un objectif et un instrument de la politique extérieure des Etats-Unis, qui vise l’ouverture des marchés de l’Amérique à son offre d’exportation.

L’objectif apparent est la constitution d’une zone de libre-échange dans laquelle les barrières au commerce et à l’investissement sont éliminées progressivement. La signification de la négociation ne peut pas être minimisée : elle affectera, d’une manière ou d’une autre, la majorité du commerce extérieur de tous les pays du continent.

Mais Washington ne limite pas son ambition à la négociation d’opérations commerciales au sein de l’ALCA. Il veut que les pays membres de l’ALCA s’engagent à respecter des accords conçus à la mesure de ses propres intérêts sur des sujets très différents comme les achats gouvernementaux, les investissements, la propriété intellectuelle, l’environnement et les normes du travail. Au sein de l’ALCA il n’y a aucune possibilité de constituer des alliances faisant contrepoids à l’immense pouvoir des Etats-Unis.

Nous sommes face au défi clair de la constitution dans l’hémisphère d’un système encore plus hégémonique que le système actuel. Cela implique, d’un côté, l’existence d’un Etat qui tient compte de sa capacité à imposer aux autres la structure normative qui déterminera les règles du jeu économique et commercial. D’un autre côté, nos entrepreneurs doivent prendre conscience du fait que l’Etat hégémonique apportera un avantage supplémentaire à ses puissantes "méga entreprises" : la capacité d’obtention de bénéfices supplémentaires non prévus par le marché en exerçant une pression politique.

Nous ne pouvons pas non plus ne pas reconnaître la capacité dont disposent le gouvernement et les entreprises des Etats-Unis d’influencer, de l’intérieur de nos propres pays, les discussions et la définition des positions.

La relation est asymétrique et nous serons soumis à de fortes pressions de la part de l’administration du Président Bush, dont les politiques se sont transformées en une menace pour la stabilité mondiale.

Mais le problème le plus grave, c’est que le Congrès des Etats-Unis a accordé au Pouvoir Exécutif un mandat de négociateur particulièrement rigide en matière de défense commerciale et agricole, pour les négociations qui entrent dans le cadre multilatéral de l’OMC, dans le cadre régional de l’ALCA ou dans le cadre bilatéral.

En matière de défense commerciale, les négociateurs ont reçu des instructions visant à préserver la faculté des Etats-Unis à appliquer rigoureusement ses lois commerciales, y compris l’anti-dumping et les droits compensatoires. On cherche ainsi à faire en sorte que les accords commerciaux avec des tiers ne limitent pas la capacité de Washington à agir d’une façon unilatérale. Paradoxalement, le même mandat de négociateur, si respectueux de sa souveraineté, exige des négociateurs des Etats-Unis l’obtention d’importantes modifications des législations internes d’autres pays, afin qu’ils s’ajustent à la normative américaine sur des sujets comme les investissements et la propriété intellectuelle.

En matière agricole, le mandat du négociateur prévoit, pour l’amélioration des conditions d’accès au marché des Etats-Unis, le respect d’un mécanisme de consultation préalable du Congrès américain, ce qui réduira encore plus la capacité d’obtenir des concessions pour les produits qui nous intéressent.

Dans ce contexte, nos pays ne doivent pas rester immobiles face au défi extérieur, mais réagir d’une façon proactive, en luttant pour la création d’un marché régional, en renforçant leur cohésion interne dans un environnement de solidarité et de paix qui préserve la démocratie et les garanties individuelles.

Simultanément, nous devons donner une impulsion aux négociations avec les pays du monde qui sont réellement disposés à améliorer les conditions d’accès de nos produits.

Finalement, si le résultat des négociations ne nous permet pas de recevoir des contreparties suffisantes pour justifier les coûts représentés par la constitution de l’ALCA il nous reste un ultime recours : refuser cette initiative et chercher une meilleure intégration latino-américaine offrant d’autres opportunités.

 

Un monde imprévisible

Bien que les sujets relatifs à prétention hégémonique de l’administration du Président Bush et à la guerre contre l’Irak aient été dûment traités lors du Congrès de l’Internationale Socialiste de Sao Paulo, il est clair que nous ne pouvons pas ne pas y consacrer une étude rapide. L’attitude actuelle des Etats-Unis peut s’inverser en Amérique latine et aux Caraïbes par tout type de pression. En outre, toutes les prédictions de notre Comité ne se sont pas réalisées. Loin d’en terminer avec le terrorisme (vocable qu’il est nécessaire de définir), celui-ci a augmenté exponentiellement, et au lieu de la fin d’une guerre engagée sur de honteux arguments fallacieux, une autre a commencé, sans territoire, sans délai et sans codes humanitaires. En outre, il peut en résulter une grave crise économique et la transformation en réalité de la lamentable prophétie du choc des civilisations. Seul le multilatéralisme et le respect du Droit International peuvent offrir la possibilité d’obtenir la paix dans le monde.